Regards d’experts sur l’instabilité politique française

Interview

  • economie

Après l’adoption d’une motion de censure déposée lors de l’examen du Projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), le renversement du gouvernement Barnier crée une situation d’instabilité politique totalement inédite, en France, depuis le début de la Cinquième République. Quelles peuvent en être les conséquences sur la continuité du service public ? Les répercussions sur les marchés financiers ? Et l’impact sur les finances locales ? Luc Alain Vervisch et Alain Henriot, respectivement directeur des Études et de la Recherche et responsable des Études économiques à La Banque Postale confrontent leurs analyses.

Quelles sont les conséquences prévisibles de l’instabilité politique française sur le projet de loi de finances (PLF) 2025 ? Quelles hypothèses retenir pour l’adoption d’un budget 2025 ?

Luc Alain Vervisch : « Un projet de loi de finances existe ; il est au Parlement. La discussion s’est arrêtée au Sénat, mais elle pourrait en théorie reprendre si le nouveau gouvernement décidait de reprendre le PLF à son compte. C’est toutefois politiquement assez improbable.

On a donc une deuxième situation dans laquelle le gouvernement sortant a déposé au Parlement un Projet de loi spéciale, adoptée entre temps le 18 décembre et qui, jusqu’au vote effectif de la loi de finances, devrait permettre de percevoir les impôts existants et autoriser l’État et les administrations de Sécurité Sociale à recourir à l’emprunt pour couvrir leurs besoins de trésorerie. Par extension, conformément à la position exprimée par le Conseil d’État le 9 décembre, La loi spéciale permettra de verser aux institutions européennes et aux collectivités territoriales une partie des recettes que l’État leur assure classiquement. Une interprétation du ministère des finances et des comptes publics prévoit que l’État puisse verser les mêmes montants globaux que ceux versés en 2024. »


Portrait de Luc Alain Vervisch

La loi spéciale permettra de verser aux institutions européennes et aux collectivités territoriales une partie des recettes que l’État leur assure classiquement.

Luc Alain Vervisch, directeur des Etudes et de la Recherche à La Banque Postale


Qu’en est-il donc du côté des recettes de l’État ?

Luc Alain Vervisch : « La partie recettes semble a priori assurée. Mais si la Commission des Finances a adopté un amendement indexant sur l’inflation la revalorisation des tranches de l’impôt sur le revenu, cet amendement n’a pas été retenu dans le texte voté à l’Assemblée nationale, conformément à la position juridique exprimée par le Conseil d’État. »

Et sur la partie "dépenses" ?

Luc Alain Vervisch : « La règle du jeu est aussi assez claire. Le gouvernement peut mettre en œuvre les "douzièmes provisoires" prévues par notre Constitution. Il peut donc, par décret, ouvrir les crédits nécessaires au strict minimum du fonctionnement des pouvoirs publics, à commencer par le traitement des fonctionnaires.

La situation laisse néanmoins beaucoup d’interrogations. Il faudra de toutes façons une vraie loi de finances dans laquelle le gouvernement Bayrou reprendra ou non les mesures fiscales antérieurement prévues : taxation temporaire des revenus et des bénéfices des entreprises, adaptations de fiscalité introduites au Sénat concernant les droits de mutation au bénéfice des Départements. Le Parlement aura 70 jours pour adopter ou rejeter le nouveau PLF, une fois qu’il aura été déposé. L’incertitude demeure donc quant aux moyens que le gouvernement Bayrou proposera pour redresser les comptes publics. »

Quelles conséquences le rejet du PLF 2025 et l’incertitude politique qui en découle font-ils peser sur les collectivités territoriales et sur les entreprises ?

Luc Alain Vervisch : « Le dispositif actuel est partiellement rassurant. Il traduit la capacité que les collectivités estiment de percevoir des montants de dotation proches de ceux versés en 2024. Mais personne ne sait précisément quelles mesures seront prises vis-à-vis du monde local concernant sa participation au redressement des comptes publics.

Ceci dit, les investissements des collectivités territoriales pourraient se voir affectés par une mécanique que dénoncent d’ailleurs les acteurs du BTP. Dans le PLF objet de la motion de censure du gouvernement Barnier, il figurait notamment des mesures de revalorisation du Prêt à taux zéro (PTZ) susceptibles de relancer un peu la machine de la construction/rénovation. Certaines collectivités, actuellement dans l’incertitude face au contenu du PLF 2025, freinent actuellement la mise en œuvre de leurs décisions d’investissement et la réévaluation de certains coûts dans leurs marchés de travaux- voire décalent le vote de leur budget en attendant d’y voir plus clair. C’est là un facteur de fragilisation du secteur du BTP. Mais avec 140 milliards d’euros en moyenne pour la commande publique territoriale, cette logique d’attentisme pèsera en réalité sur une multitude d’entreprises.

Il n’y a en réalité rien de pire, pour l’économie d’un pays, que cette logique de "stop and go" dans l’action publique. Cela crée de l’instabilité dans les décisions d’achat public, avec un impact réel sur un secteur du bâtiment qui est structurellement assez fragile. »

Alain Henriot : « La France est la deuxième économie de la zone euro ; la première dette en masse devant l’Italie. Notre pays est donc l’objet d’une attention particulière des investisseurs. Le risque de crise financière - au-delà de quelques "coups de règles sur les doigts" se traduisant par un spread plus important - est donc sans doute faible. Le risque principal est en réalité celui de geler l’économie, avec par exemple, du côté des entreprises, un gel des recrutements ou l’ajournement des projets d’accroissement des capacités de production. Pour la croissance, cette situation est évidemment défavorable. »

Luc Alain Vervisch : « Plusieurs autres conséquences du rejet du PLF 2025 créent des motifs d’inquiétude supplémentaires sur les perspectives de relance de la consommation. De ce fait, il est difficile d’apprécier si la croissance de 3 % de la TVA prévue actuellement pour 2025 sera confirmée, alors même que les anticipations pour 2024 ne sont pas actuellement au rendez-vous. »

Les dispositions adoptées dans le PLF 2025 s’appliqueront-elles de manière rétroactive ?

Luc Alain Vervisch : « Concernant la rétroactivité des décisions fiscales, la position du Conseil constitutionnel est assez claire. Il est possible d’appliquer une loi fiscale de manière légèrement rétroactive à partir du moment où elle ne porte pas atteinte à des intérêts acquis, par exemple en remettant en cause des montants déjà versés. Cela signifie que même si les mesures de revalorisation des tranches du barème dans le cadre de la Loi spéciale ne sont pas retenues, rien n’empêcherait le PLF 2025 de faire ce que la Loi spéciale ne permet pas. Je ne crois pas qu’il y ait d’enjeu là-dessus. »

Quelles sont les chances pour le PLF 2025 d’être adopté sans encombre sur le nouvel échiquier politique ?

Alain Henriot : « Un nouvel équilibre politique est délicat à trouver et s’avérera sans doute très incertain. Le nouveau gouvernement voudra-t-il s’écarter du Rassemblement National pour se recentrer ? Y’aura-t-il un accord de non-censure, au minimum tacite, avec les socialistes autour du nouveau PLF ? Il faudrait sans doute, pour cela, trouver des mesures "compensatoires" permettant l’application d’un accord de "centre large".

La réforme des retraites constitue le gros point d’achoppement. Un retour en arrière poserait un problème de crédibilité de la gouvernance française pour les investisseurs à l’international. Mais certaines mesures d’adoucissement pourraient se voir négociées avec les partenaires sociaux, ce qui permettrait au Parti Socialiste non pas de voter "pour", mais de ne pas voter "contre". »


Portrait d'Alain Henriot

La France est la deuxième économie de la zone euro ; la première dette en masse devant l’Italie. Notre pays est donc l’objet d’une attention particulière des investisseurs.

Alain Henriot, responsable des Etudes économiques à La Banque Postale


Qu’en est-il des engagements de la France à réduire son déficit public en 2025 ?

Alain Henriot : « Le déficit de la France constitue un point d’attention majeur. Ce déficit devrait atteindre environ 6 % du PIB pour 2024. Il avait été envisagé qu’il revienne à 5 % en 2025. Cet objectif impose donc un point de PIB de consolidation budgétaire, via des hausses d’impôts et une modération des dépenses. Il est fort probable que cette consolidation budgétaire sera un peu moins forte que prévu dans le PLF initial.

L’adoption de la Loi spéciale signifie néanmoins une consolidation budgétaire partielle. Hormis pour les pensions de retraite, dont la désindexation partielle se verra de facto abandonnée pour 2025, il y a aura des budgets gelés en nominal du seul fait de l’absence de décision politique. Or de récentes projections de Natixis(1)

Natixis, « France : Quel déficit public en 2025 si le budget 2024 était reconduit ? », 2 décembre 2024.

ont montré que sans aucune mesure, le déficit public serait mécaniquement ramené à 5,3 % l’an prochain. Ceci du seul fait de la "politique du rabot" liée à l’absence d’indexation des budgets à l’inflation. »

  • Natixis, « France : Quel déficit public en 2025 si le budget 2024 était reconduit ? », 2 décembre 2024.

Que prévoient les mécanismes constitutionnels en cas de rejet du Projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) ?

Luc Alain Vervisch : « La Constitution ne prévoit rien s’agissant du PLFSS. C’est pourquoi la Loi spéciale autorise le recours à l’emprunt pour l’Acoss (Agence centrale des organismes de sécurité sociale) et la CNRACL (la caisse de retraite des fonctionnaires locaux) qui, sans cela, ne pourraient pas assurer la continuité de la prise en charge des soins ou des pensions.

Il faudra donc que soit votée une loi de financement de la Sécurité sociale. »

Quel est l’impact potentiel indirect de la motion de censure sur le coût de la dette française ?

Alain Henriot : « Il est possible de le mesurer en quasi-temps réel. L’écart entre le taux à 10 ans français et son équivalent allemand était de 50 points de base (pb) avant la dissolution. Aujourd’hui, ce spread oscille entre 75 et 80 pb.

Mais cet impact est en réalité plus mesuré que l’on pouvait le craindre. Notre Constitution est complexe mais elle était aussi jugée très solide par les investisseurs étrangers. Elle est un gage de qualité de notre signature, y compris lors de périodes très spécifiques comme lors des cohabitations dans les années 1980 et 1990. La dissolution de l’Assemblée nationale a instillé un doute sur la solidité de nos institutions et sur la capacité de la France à trouver une gouvernance quels que soient les rapports de force politiques.

Sur les marchés financiers, la France n’est plus en "première division". Le taux à 10 ans français est actuellement supérieur aux taux portugais et espagnols. Mais l’Allemagne n’est plus la "valeur refuge" ultime de la zone euro. La situation économique Outre-Rhin n’est en effet pas optimale. Par ailleurs, des élections législatives à l’issue incertaine se profilent en février prochain, avec une possible montée de l’extrême droite. »

Qu’en est-il de l’injonction faite à la France par la Commission européenne de présenter une trajectoire budgétaire lui permettant de respecter les exigences du Pacte de stabilité et de croissance ?

Alain Henriot : « Le plan budgétaire à moyen terme présenté par le gouvernement Barnier a été validé par la Commission européenne. Jugée "crédible" par la Commission, cette trajectoire budgétaire doit permettre à la France de repasser sous le seuil de 3 % de déficit public d’ici à 2029, comme le prévoient les règles budgétaires européennes(2)

Les règles européennes imposent aux États membres de respecter un endettement inférieur à 60 % du PIB et un déficit public inférieur à 3 % par an.

. Probablement la Commission, qui ne validait paradoxalement pas le déficit 2025 prévu à 5 %, n’a-t-elle pas souhaité ajouter de l’instabilité à l’instabilité. On peut donc observer une certaine indulgence des marchés financiers comme de la Commission européenne à l’égard de la France. »

  • Les règles européennes imposent aux États membres de respecter un endettement inférieur à 60 % du PIB et un déficit public inférieur à 3 % par an.

Peut-on pour autant s’attendre à ce que la France soit rétrogradée par les agences de notation dans les semaines et mois qui viennent ?

Alain Henriot : « En réalité, les agences sont un peu suiveuses. Accusées d’avoir jeté de l’huile sur le feu lors de la crise de la dette euro, elles ont actuellement plutôt tendance à entériner le positionnement respectif des taux d’intérêt les plus sûrs, à postériori.

Objet d’une notation dégradée par Moody's et de deux mises en perspective négatives ces dernières semaines, la France est néanmoins au bord d’un déclassement qui, s’il devait se confirmer, pourrait finir par changer sa position dans les portefeuilles d’investissements des acteurs financiers. »

Quelles conséquences la situation politique française pourrait-elle avoir sur l'évolution des taux d’intérêt ?

Alain Henriot : « Les taux longs reposent sur deux jambes : le spread - actuellement en hausse, nous l’avons vu - et le mouvement global des marchés obligataires, actuellement plutôt baissier. La Banque centrale européenne (BCE) s’est en effet engagée dans un mouvement de détente monétaire. C’est aussi le cas aux États-Unis, mais la Fed pourrait se montrer plus prudente, l’économie américaine étant plutôt en bonne santé.

Pour l’instant, la France a la chance d’être dans un environnement global de détente des taux longs. À la date du 12 décembre, le taux à 10 ans était ainsi inférieur à ce qu’il était avant la dissolution.

Cette situation peut toutefois ne pas durer éternellement, notamment lorsque la BCE mettra un terme à son assouplissement monétaire. Son taux directeur de référence approcherait 2 % avant la mi-2025, un niveau considéré comme étant neutre sur l’économie. Si l’instabilité politique française perdure, les investisseurs pourraient se montrer plus méfiants aussi. »

La bonne dynamique actuelle de l’économie américaine est-elle de nature à peser de manière défavorable sur l'évolution des taux européens et français ?

Alain Henriot : « La croissance américaine est en effet encore assez soutenue. Les mesures annoncées par le président nouvellement élu et devant être implémentées début 2025 sont plutôt de nature inflationniste - notamment l’augmentation des droits de douane. Ceci pourrait ralentir le processus de baisse des taux directeurs de la FED, ce qui peut affaiblir un peu l’euro. Mais nous pensons que ces évolutions ne sont pas de nature à freiner la détente des taux de la BCE. »

Quelles sont les perspectives économiques pour 2025 ?

Alain Henriot : « En France, le retour de l’inflation à la normale est à saluer. Avec 1,3 % d’inflation sur un an à fin novembre 2024, le taux d’inflation est même plus faible que prévu, augurant d’un pouvoir d’achat des salaires transitoirement positif pour le premier semestre 2025.

La seconde bonne nouvelle est celle de la probable baisse des taux courts BCE au moins jusqu’à mi-année 2025, reflux dont il y a beaucoup à attendre, notamment en termes de facilité de financement de la trésorerie des entreprises et des acteurs publics.

Troisième tendance plus favorable que prévu : le volume des transactions immobilières se stabilise, avec même un léger redressement dans l’ancien, qui avait largement chuté. C’est là le fait de la baisse des taux des crédits immobiliers enregistrée depuis début 2024, baisse qui ne va cependant pas se prolonger, puisque les taux des crédits immobiliers sont très corrélés au taux à 10 ans de l’État français. Les prix de l’immobilier se stabilisent au 3e trimestre dans l’ancien, même si le neuf reste en berne du fait de la hausse passée des coûts de construction et de la main d’œuvre. »

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