Interview

« Il faut réinterroger l’équilibre entre sécurité et liberté dans les Ehpad »

Des hospices des années 70 aux Ehpad d’aujourd’hui, quel progrès ! Pourtant, les maisons de retraite cristallisent, autour de leur gestion de la crise du COVID-19, beaucoup de défiance. Le think-tank Matières Grises a pris le sujet à bras le corps en réfléchissant à ce que devra être l’Ehpad de demain. Entretien avec son co-fondateur, Luc Broussy.

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Portrait de Luc Broussy

L’expérience des confinements a montré le besoin d’une plus grande liberté, d’une plus large place faite aux familles également.

Luc Broussy — Co-fondateur du think-tank Matières Grises

De quelle histoire les Ehpad sont-ils le produit ?

Luc Broussy : Il est intéressant de le rappeler. Car en dépit des reproches que l’on peut faire au modèle actuel des Ehpad, il représente un immense progrès par rapport à ce qui l’a précédé.

Le secteur médico-social est né en 1975. C’est de cette même année que date l’idée d’une « humanisation des hospices ». Jusqu’ici, la fin de vie se déroulait dans des dortoirs à 6 lits, voire des couloirs baptisés V120, pour le nombre de lits alignés dans ces unités de long séjour !

En 1999, le lancement de la réforme de la tarification a induit une révolution de la qualité. Pour la première fois, les pouvoirs publics ont imposé aux établissements un cahier des charges à respecter. C’est de cette époque que datent les normes architecturales et organisationnelles qui ont progressivement été généralisées, avec des chambres individuelles de 18 à 22 m2 et des personnels bien formés, notamment. Cette évolution a produit un modèle très performant, celui de l’Ehpad. Beaucoup des maisons de retraite « ancienne formule » n’ont pas survécu à cette révolution.

Les Ehpad ont parfois été vertement critiquées pour leur gestion du confinement dans le cadre de la crise sanitaire. Le modèle a-t-il atteint ses limites ?

Luc Broussy : Ce mouvement de défiance est paradoxal, car il n’y a jamais eu si peu d’accidents et de maltraitances dans les Ehpad.

Mais ce que la crise sanitaire a révélé, c’est que ces lieux d’accueil sont devenus des lieux d’enfermement. Dès 2018, le comité national d’éthique lui-même avait d’ailleurs parlé de la « concentration » des personnes âgées dans les Ehpad comme d’un non-sens, générateur d’une « ghettoïsation »(1).

De fait, les 7 000 Ehpad actuels sont des institutions très standardisées, dans lesquelles les normes, très strictes, protègent davantage les gestionnaires et les pouvoirs publics que les personnes.

C’est tout l’équilibre entre liberté et sécurité qui est à réinterroger.

Il y a par ailleurs une logique un peu schizophrénique à parler d’un « chez soi » en Ehpad et à prôner le « virage domiciliaire » en établissement, alors même que la contrainte organisationnelle n’y autorise aucune souplesse, aucune personnalisation.

L’expérience des confinements a montré le besoin d’une plus grande liberté, d’une plus large place faite aux familles également.

Le modèle de l’Ehpad a-t-il de l’avenir ?

Luc Broussy : Bien sûr. Plus que jamais !

600 000 personnes âgées vivent actuellement en Ehpad. Or la France compte 1,3 million de bénéficiaires de l’APA, l’Allocation personnalisée d’autonomie. La grande majorité des personnes âgées dépendantes vivent donc chez elles. Et ce n’est qu’au-delà de 96 ans qu’une majorité d’entre elles vivent en Ehpad.

Mais ceux qui pensent que le modèle de l’Ehpad a vécu et va disparaître se trompent. Le nombre de plus de 85 ans va exploser dans les décennies à venir. Il n’y a et il n’y aura pas d’alternative : l’Ehpad restera le dispositif central, incontournable dès lors que l’on ne peut plus rester chez soi. C’est le lieu de la fin de vie. C’est à lui de changer pour s’adapter aux besoins de ceux qui, nés dans les décennies 1960 et 1970, constitueront sa clientèle de demain.

Justement, que sait-on des attentes nouvelles des générations de jeunes séniors qui formeront la clientèle des Ehpad demain ?

Luc Broussy : Ils revendiquent beaucoup plus de liberté et d’autonomie. Ils ne supportent pas qu’on les infantilise. C’est donc la logique de l’individu qui va donc devoir primer demain, en Ehpad, sur la logique de l’institution.

Par ailleurs, on doit s’attendre à voir s’imposer l’exigence domiciliaire de ceux qui souhaiteront vivre en Ehpad « comme à la maison ». La dictature de la norme sera dès lors de moins en moins supportable. Il devrait être possible dans l’avenir de manger à l’heure que l’on souhaite, de meubler et décorer son espace de vie suivant ses goûts. La durée moyenne d’un séjour en Ehpad étant de 2 ans et demi, c’est un choix qui se justifie dans la durée.

Comment ces nouveaux besoins doivent-ils se traduire dans l’espace ?

Luc Broussy : Le premier axe du nécessaire changement concerne le cadre de vie. On ne peut plus promettre aux gens qu’ils vont vivre en Ehpad « comme chez eux » en leur louant une simple chambre. À terme, les résidents devront bénéficier d’un vrai logement, de 26 à 30 m2. Tout cela a bien entendu un coût, qui pourrait être compensé par une restriction des parties communes, largement sous-utilisées dans le schéma actuel.

La place centrale du lit dans l’espace de vie, dont l’utilité n’est avérée que pour le personnel, est également à questionner.

Quant à la personne hébergée, elle devra être considérée non plus comme un résident accueilli, mais comme un habitant acteur. À ce titre, elle doit pouvoir choisir son cadre et son rythme de vie : la couleur de ses murs, son mobilier, son menu, ses horaires de repas…

De quoi parle-t-on quand on évoque la transformation des Ehpad en plateformes de services ?

Luc Broussy : L’Ehpad de demain devra être ouvert sur l’extérieur. Il peut même devenir un instrument clé au service du vieillissement dans les territoires, une plateforme de ressources de proximité pour les personnes dépendantes des environs.

7 000 Ehpad sont répartis sur le territoire : il existe peu de maillages territoriaux aussi denses. 80% des Français ont un Ehpad à moins de 7km de chez eux.

On peut dès lors imaginer que les Ehpad soient impliqués à l’avenir dans l’aide au maintien à domicile, la rupture de la solitude des personnes âgées vivant chez elles. Par exemple en offrant aux personnes âgées des environs, de participer aux animations proposées, en les accueillant pour des repas, en mettant à leur disposition un médecin coordinateur à temps plein en gériatrie ou pour des consultations-mémoire, ou encore en proposant un accès facilité à la télémédecine en lien avec l’hôpital du secteur.

En quoi l’ultime report de la loi du Grand Âge questionne-t-elle ces nécessaires évolutions ?

Luc Broussy : Cet ultime ajournement – qui ne dit pas son nom - d’une loi promise dès juin 2018 et sans cesse reportée, est un très mauvais signe donné au secteur. Mais la loi n’est qu’un possible coup de pouce aux innovations qui doivent se produire. La majeure partie des nécessaires avancées peuvent avoir lieu sans loi. C’est aux professionnels du grand âge de s’y pencher. Et c’est ce qu’ils font !

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(1) Avis n° 128 (15 février 2018) Enjeux éthiques du vieillissement