En septembre 2023, le Shift Project fait une première évaluation de l’empreinte carbone du secteur de l’Autonomie. En avril 2024,- un rapport sur les leviers à actionner pour décarboner le secteur paraissait dans le cadre du Plan de transformation de l’économie française du même think tank. Fin juillet dernier, par la CNSA (Caisse de solidarité pour l’autonomie) rendait publiques ses projections pour estimer le coût des trajectoires de décarbonation du secteur médico-social et évaluer les capacités de financement mobilisables. À la croisée de ces diverses analyses, la situation du secteur au regard des enjeux de décarbonation est claire : la branche de l’Autonomie aura du mal à être au rendez‑vous des objectifs de l’accord de Paris sur le climat à horizon 2050. Question d’inadéquation entre coûts et moyens financiers. Mais les établissements et services médico-sociaux (ESMS) du secteur du grand âge et du handicap ont néanmoins de multiples leviers à actionner pour agir efficacement et baisser significativement leurs émissions de gaz à effet de serre.
Une empreinte carbone significative
Avec plus de 1,4 million de professionnels, soit environ 5 % de l’emploi en France, la dernière-née des branches de la sécurité sociale représente 1/3 du produit intérieur brut (PIB). Il s’agit d’un secteur clé de l’économie, qui permet d’accompagner les personnes âgées et/ou en situation de handicap dans leur projet de vie. Or ce secteur consomme des biens et aliments, produits des déchets, utilise des transports, construit, chauffe et climatise des locaux, etc. Il joue donc, comme tous les autres secteurs, un rôle dans la dégradation du climat et de la biodiversité. Les premières estimations publiées par The Shift Project en septembre 2023 font état de 10 millions de tonnes d’équivalent CO2 par an de gaz à effet de serre émis. Soit 1,5 % du total des émissions nationales, soit l’équivalent des émissions annuelles d’1 million de Français.
Un quart (27 %) de ces émissions de gaz à effet de serre (GES) provient des déplacements : services rendus à domicile, déplacements domicile‑travail, flottes de véhicules à moteur thermique etc. Un autre quart des émissions du secteur (24 %) provient de l’alimentation, en particulier dans les espaces de restauration collective. 22 % des émissions proviennent de la consommation d’énergie des bâtiments. Le quart restant est constitué des travaux sur les bâtiments, d’autres immobilisations, mais aussi des soins, des déchets et du linge utilisé.
Plus de 60 % des émissions de GES du secteur proviennent des établissements pour personnes âgées. 27 % sont reliés aux établissements et services pour personnes en situation de handicap. Enfin, 11 % sont le fait des services autonomie à domicile (SAD).
Or si rien n’est fait, estime le think tank, le total des émissions du secteur médico-social pourrait augmenter de plus de 40 % d’ici 2050. En cause, la hausse des besoins de prise en charge d’une population française vieillissante et des situations de dépendance.
Le domicile, variable d’ajustement des trajectoires de décarbonation
Dans un rapport intitulé « Décarbonons le secteur de l’Autonomie », The Shift Project s’est associé avec la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) et l’EN3S (l’école des dirigeants de la protection sociale) pour alimenter la réflexion des établissements et services médico-sociaux (ESMS) sur leur planification écologique. Exercice inédit de diagnostic et de prospective, ce rapport offre un regard précieux au service de la soutenabilité du secteur.
Il commence par rappeler l’objectif. La démarche de planification écologique du secteur de l’Autonomie doit permettre de réduire la consommation d’énergie fossile et de baisser les émissions de gaz à effet de serre du secteur. Ceci afin qu’il s’aligne avec l’objectif européen de 34 % de baisse des émissions annuelles en 2030 par rapport à 2022. Et avec l’objectif de l’accord de Paris de baisser de 80 % les émissions annuelles à horizon 2050.
Pour estimer les possibles leviers et leur impact, The Shift Project a examiné deux variantes de scénarios, avec ou sans virage domiciliaire. Et le think tank d’avertir le lecteur : « Même si le virage domiciliaire semble être l’orientation privilégiée, il est probable que la réalité se situera entre les deux. »
Dans la variante « Avec virage domiciliaire », les émissions annuelles du secteur de l’autonomie baisseraient de 24 % d’ici 2030 et de 70 % d’ici 2050. Assez loin, donc, des objectifs de 34 % de baisse d’ici 2030 et de 80 % de baisse d’ici 2050. Dans la seconde hypothèse (« Sans virage domiciliaire »), les émissions annuelles du secteur ne dépasseraient pas 20 % d’ici 2030 et 63 % d’ici 2050. On voit donc que la variante « Avec virage domiciliaire » s’avère plus favorable à la baisse des effets des émissions de gaz à effet de serre. Dans ce cas de figure, les émissions liées à l’alimentation et aux bâtiments sont moins importantes. Et la hausse des émissions liées aux déplacements des services à domicile est largement compensée par la baisse des émissions liés aux déplacements domicile-travail des professionnels.
Des leviers majoritairement actionnables par les acteurs du secteur
Selon The Shift Project, 83 % de la baisse potentielle des émissions de GES dans les années qui viennent découlent de leviers dont l’activation relève des acteurs du secteur. Pour le reste, la transition du secteur médico-social doit impliquer d’autres parties prenantes : collectivités territoriales, filières agricoles, fournisseurs, etc.
Les leviers de décarbonation sont nombreux. Certains concernent les transports des services à domicile : coordination publique territoriale des structures, optimisation des tournées, systématisation du recours à des véhicules électriques légers… les leviers concernent par ailleurs les déplacements des professionnels et des visiteurs des ESMS : plan de mobilité, installation de bornes de recharge, promotion du recours aux transports en commun, facilitation du covoiturage… D’autres leviers concernent encore le bâti : massification des rénovations thermiques globales, accélération de la fin du fioul et du gaz… D’autres enfin concernent les pratiques alimentaires : substitution d’une partie des protéines animales par des protéines végétales, recours aux approvisionnements locaux et de saison pour les repas, inclusion de critères environnementaux dans les centrales d’achat…
En mobilisant activement ces différents leviers, les acteurs du secteur pourraient réduire de 70 % leurs émissions d’ici 2050, estime The Shift Project.
Des surcoûts en fonctionnement et en investissement
Sur la base du rapport du Shift Project, la CNSA, associée aux cabinets de conseil Carbone 4 et KPMG, a travaillé à une estimation du coût des trajectoires de décarbonation du secteur médico-social ainsi qu’à celle des capacités de financement utilisables par les acteurs. Ses conclusions, livrées fin juillet 2024, évaluent à 2,1 milliards d’euros le surcoût à prévoir dans les dépenses d’exploitation et d’amortissement liées à la mise en place des leviers de décarbonation pour la période 2023-2030. Sur la même période, les investissements à opérer s’élèveraient à 10,3 milliards d’euros selon la CNSA. La Caisse a calculé que le premier poste de charges concernerait la mobilité (57 % des dépenses), suivie par l’énergie et le bâti (33 % au total), puis par l’alimentation (10 %). Les dépenses concerneraient principalement les EHPAD et les services d’aide et d’accompagnement à domicile (SAAD).
Quant aux investissements, les premiers postes seraient l’énergie et le bâtiment, qui totaliseraient 89 % du total dans les EHPAD et 56 % pour les SAAD.
La CNSA définit par ailleurs des indicateurs pour suivre la mise en œuvre des plans de décarbonation, comme la consommation de protéines animales par jour, le nombre de kilomètres parcourus par équivalent temps plein (ETP), la consommation d’énergie par mètre carré etc.
Le financement, quadrature du cercle
La mise en œuvre de ces mesures représente un effort financier non négligeable pour des établissements et services dont les capacités de financement sont limitées, leur santé financière s’étant globalement détériorée ces dernières années.
La CNSA estime que moins d’un tiers des établissements publics et privés non lucratifs pourraient absorber le surcoût (ce serait moins encore pour les investissements), en l’état actuel des tarifs et des restes à charge pour les usagers. La Caisse note toutefois que la moitié des établissements affiche un taux d’endettement compatible avec de nouveaux investissements, dégageant des capacités d’endettement. Les besoins d’aide à l’investissement atteindraient, selon elle, 22,5 milliards d’euros d’ici à 2050.
Concernant les charges d’exploitation supplémentaires, les EHPAD publics ne pourraient couvrir au mieux que 25 % de leurs besoins d’ici à 2030. Ce taux de couverture ne dépasserait pas 29 % des nouvelles charges dans les établissements d’hébergement privés non lucratifs.
En conséquence, la CNSA juge « essentiel de trouver des schémas de financement adéquats ». Les capacités de financement actuelles des ESMS seront, sans cela, un frein majeur à la mise en œuvre des mesures de décarbonation. La Caisse préconise d’en lancer une première vague en contractualisent des objectifs à horizon 2030 dans le cadre de contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM). Elle recommande par ailleurs la mise en place d’un plan de financement pluriannuel national pour aider le secteur à faire face aux charges d’exploitation supplémentaires.
Des pistes alternatives sont évoquées, sans être développées, et notamment la mutualisation des capacités d’endettement disponibles entre EHPAD publics.
Bon à savoir
- 6,6 milliards de kilomètres, soit l’équivalent de 165 000 tours de la Terre sont parcourus chaque année par les professionnels du secteur de l’Autonomie pour leurs déplacements domicile-travail.
- 3 milliards de kilomètres, soit l’équivalent de 75 000 tours de la Terre, sont parcourus chaque année pour les services à domicile.
- 190 millions de litres de fioul sont consommés chaque année dans les ESMS de l’autonomie.
- 1,1 milliard de repas sont consommés chaque année dans les établissements pour adultes et enfants handicapés, et pour personnes âgées.