La dette grise : on oublie que le patrimoine a une durée de vie limitée !

Sénateur de l’Ain, Patrick Chaize est l’un des co-rapporteurs du rapport sénatorial « Sécurité des ponts : éviter un drame », publié en juin 2019. Ce rapport met en exergue la dette grise pesant sur les collectivités, faute d’une gestion patrimoniale de leurs ouvrages et infrastructures routières. Entretien.

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Dans le rapport relatif à l’état des ponts en France, et dont vous êtes le co-rapporteur, il est fait état d’une difficulté à inventorier les ouvrages…

Patrick Chaize Sénateur de l'Ain (Auvergne-Rhône-Alpes)

En effet, il est impossible, en France, d’avoir une vision exhaustive de l’état des ponts ni même de leur nombre. Il existerait, dans notre pays, entre 200 000 et 250 000 ponts. 90 % d’entre eux sont placés sous la responsabilité des collectivités territoriales. On estime à 25 000 le nombre des ouvrages qui sont dans un état structurel préoccupant.

Les collectivités territoriales gèrent plus globalement 98 % du réseau routier français, dont 63 % à la charge des communes. Ce pourcentage à la charge des territoires est en hausse depuis 1995, en particulier du fait des transferts de compétences de l’État vers les départements.

Certains ponts, dites-vous, sont plus à risque qued’autres.

Oui, il s’agit notamment des très nombreux ponts construits après-guerre, aujourd’hui en fin de vie(1). Mais aussi des ponts en béton précontraint de première génération(2) et des ponts et buses métalliques, cela du fait de la corrosion des armatures et des câbles.

L’état du patrimoine national concédé – notamment à des concessionnaires d’autoroute – est sensiblement meilleur, du fait des obligations d’entretien pesant sur ces sociétés.

Le rapport pointe une insuffisance de moyens financiers. Dansquelles proportions ?

Les ponts et les routes pâtissent d’un sous-investissement chronique. Les budgets consacrés à la voirie par les collectivités territoriales ont ainsi chuté de 30 % entre 2013 et 2017. Dans un contexte de baisse des dotations de l’État, et de pression pesant sur la maîtrise des dépenses locales, l’entretien des routes, des ouvrages d’art et des réseaux passe souvent à l’as, au profit d’investissements plus visibles. L’effort d’investissement sur la voirie est particulièrement contrasté en ce qui concerne les voies départementales, avec un écart de dépenses au kilomètre de un à huit entre les départements les plus aisés et les plus pauvres.

L’entretien des réseaux routiers et des ponts est-il biensubventionné ?

Les travaux d’entretien effectués sur les infrastructures routières sont subventionnés, notamment par l’État, via la Dotation d’équipement des territoires ruraux (DETR). Les annexes de la voirie (passages surélevés, élargissement des trottoirs…) peuvent également être subventionnés au titre de la sécurité.

S’agissant des ponts, les possibilités de subventions sont quasi inexistantes. Or Les coûts à supporter pour le diagnostic, l'entretien, la remise en état et la reconstruction peuvent être prohibitifs pour les petites communes et intercommunalités.

80 % des élus communaux et intercommunaux consultés par la mission sénatoriale estiment d’ailleurs ne pas disposer des ressources nécessaires pour assurer la surveillance et l'entretien de leurs ponts, ce pourcentage montant même à 83 % pour les travaux de réparation des ponts.

De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque la dette grise pesantsur les collectivités territoriales ?

Il s’agit d’un risque de surcoût financier à terme résultant d’un éventuel sous-entretien chronique. L'insuffisance des moyens consacrés à l'entretien se traduit par une dégradation de l'état du parc, qui génère en aval des risques pour les utilisateurs, mais aussi des moyens financiers plus importants à consacrer aux réparations. C’est là une problématique qualifiée de « dette grise », qui concerne le réseau routier, les ponts, les réseaux, les édifices religieux... Cette dette apparaît de manière brutale : à un moment donné on n’a plus le choix, il faut agir. Mais les interventions s’effectuent alors en urgence, avec des coûts renchéris.

On a oublié que le patrimoine a une durée de vie limitée, que l’on peut prolonger ou raccourcir en fonction des efforts d’entretien consentis.

Quelles sont les solutions possibles pour anticiper ceproblème de dette grise ?

Concernant les canalisations d’eau, la comptabilité publique impose aux collectivités d’établir des budgets annexes alimentés par les redevances des usagers, avec un amortissement et des provisions pour le renouvellement futur des ouvrages. Pour un réseau dont la durée de vie atteint 50 ans, 1/50e de la valeur de l’ouvrage est ainsi provisionné chaque année. Aucune obligation semblable n’existe pour la voirie et les ponts.

Dans le rapport consacré à la sécurité des ponts, nous avons proposé des mesures d’incitation à la mise en place d’une comptabilité d’engagement pour les ouvrages construits ou renouvelés.

Le rapport sénatorial a proposé le déploiement d’un« Plan Marshall » concernant les ponts. Quel écho cette proposition reçoit-elle ?

Nous estimons à 130 M€ par an sur dix ans le montant du fonds d’aide nécessaire de la part de l’État, pour accompagner les collectivités qui devront reconstruire leurs ponts les plus vétustes.

Le 4 décembre, le Sénat a fait adopter un amendement lors du vote de la Loi de finances 2020, qui prévoit la création d’un fonds d’amorçage de 10 M€ pour accompagner les collectivités dans les premiers recensements et diagnostics. De quoi « amorcer la pompe » et prioriser les investissements nécessaires. Nous espérons que l’Assemblée Nationale nous suivra !

Les routes aussi

En 2018, en France, environ 14 milliards d’euros ont été dépensés par les administrations publiques dans le réseau routier, soit un infime pourcentage de sa valeur totale(3). Les infrastructures routières sont vieillissantes. Les couches de roulement présentent ainsi 12,9 ans de moyenne d’âge sur le réseau départemental et même 14,4 ans en ce qui concerne les routes communales.

Résultat : l’état des routes se dégrade. La France, première en 2012 dans le classement international sur la qualité des routes établi par le Forum économique mondial(4), chute à la 18e place en 2018.

 

Solutions associées

(1) Les ponts ont une durée de vie limitée, théoriquement de 100 ans, mais en réalité, statistiquement, de 70 ans, avec des variations selon les types d’ouvrages, de 35 à 250 ans.

(2) Construits avant 1975.

(3) Source : Observatoire National de la Route (ONR), une structure rassemblant les acteurs institutionnels de la route, depuis 2016.

(4) Source : Global Competitiveness Report 2019 : http://www3.weforum.org/docs/WEF_TheGlobalCompetitivenessReport2019.pdf