Interview

Stratégie d’entreprise : comprendre la nouvelle exigence sur la gestion de trésorerie

Niveau de pertes (ou cash burn), Trésorerie permettant de tenir le plan d’affaires (ou runway), default alive, fatal pinch…Dans le contexte actuel, comprendre ces concepts et les lier permet à une entreprise de disposer des bons indicateurs. Nizar Dahmane, directeur de la BU Tech de La Banque Postale livre ici les clés nécessaires pour disposer d’un maximum d’agilité stratégique et réussir à développer son entreprise.

  • #tresorerie
Portrait de Nizar Dahmane

Le default alive est un cas de figure où le temps devient un allié (…) Cette situation confortable facilitera la capacité à attirer des financeurs, fonds et banques. Mais certains investisseurs ne souhaitent investir que sur des modèles de croissance très forte pour construire rapidement un leader sur des marchés forcément mondiaux.

Nizar Dahmane — Directeur de la BU Tech de La Banque Postale

Une nouvelle complexité s’est installée dans l'accès aux investissements et aux financements pour les entreprises, avec un durcissement des conditions d’obtention. Ainsi, « la French Tech a levé 8,3 milliards d'euros contre 10,9 en 2022. L’accès aux financements s’est donc resserré mais sans que cela ne semble structurel, car le montant des levées 2023 est près de deux fois supérieur au niveau enregistré en 2020 », contextualise Nizar Dahmane, directeur de la BU Tech de La Banque Postale. La French Tech est donc résiliente et dynamique, mais « la remontée des taux ayant un impact majeur sur la rentabilité attendue d’un investissement, les investisseurs dans les fonds Tech ont aujourd'hui d'autres options offrant un meilleur ratio risque/rendement, tel l’obligataire. Il y a donc vis-à-vis des entreprises une exigence renouvelée sur la profitabilité et in fine la capacité à générer de la trésorerie. »

Financeurs et investisseurs ont une exigence forte sur la profitabilité des entreprises

Si cette exigence est particulièrement présente dans la Tech, elle se retrouve aussi pour les entreprises des autres secteurs d’activité. Certes, selon les chiffres de la Banque de France, au T2 2023, le taux d'obtention des crédits d’investissement se maintient à un niveau très élevé pour les ETI, PME et TPE. « Ces chiffres doivent être relativisés compte tenu des mesures de soutien mises en place par le Gouvernement ». Nizar Dahmane souligne par ailleurs que « le taux d’obtention des crédits de trésorerie pour les TPE est plus élevé en moyenne qu'avant la crise Covid », ce qui témoigne des tensions sur ce poste. « Pour asseoir leur croissance durable dans un contexte inflationniste, toutes les entreprises doivent surveiller leurs inducteurs de coûts dont la masse salariale, l’énergie et le coût des matières premières ». Et travailler leurs prévisions de trésorerie pour identifier les choix nécessaires et le moment opportun de ceux-ci. Ce qui suppose d’abord une maitrise du cash burn et donc du runway.

Comprendre et maitriser l’espérance de vie d’une entreprise ou d’un projet

Le cash burn recouvre l’ensemble des dépenses de l’entreprise (ou d’un projet) et se calcule par mois.

Le calcul [(Trésorerie disponible - Trésorerie en fin d’exercice) / La période d’analyse souhaitée] permet d’exprimer le burn net. À ce stade, « il importe d’appréhender les causes des dépenses et donc leur éventuel caractère récurrent. Mais aussi de définir la vitesse de ces dépenses : on parle communément de burn rate soit les dépenses mensuelles moyennes » indique Nizar Dahmane. En corrélant ce burn rate et la trésorerie disponible à date, on détermine le runway c’est à dire « le temps dont dispose l’entreprise avant de tomber à 0 ; Pour calculer la période durant laquelle l’entreprise peut fonctionner sans avoir besoin de financement supplémentaire, il faut diviser les liquidités disponibles par les dépenses mensuelles moyennes ».

Mais, pointe Nizar Dahmane, « cela repose sur la capacité de la société à prévoir correctement sa croissance. Or un biais fréquent fausse la donne : celui d’anticiper une croissance rapide et forte, en capacité d’absorber les coûts qui sont déjà embarqués ».

L’expert recommande donc de « toujours prévoir le pire afin de survivre le plus longtemps possible. Pour trois raisons majeures. D’abord parce que si l’argent est plus cher en période de crise, il a toujours un prix, notamment la dilution de capital. De plus, la volatilité des marchés est importante et, enfin, il est impossible d’anticiper les cycles ».

Dans le contexte actuel de resserrement de l’accès aux financements, l’impératif est double pour les entreprises : réduire l’érosion de capitaux et ainsi augmenter l’espérance de vie. Pour y parvenir, Nizar Dahmane propose de s’appuyer sur des concepts mis au point par Paul Graham, investisseur et fondateur de l’incubateur Y combinator. Pensés pour les jeunes entreprises innovantes, ils s’avèrent utiles à toutes les entreprises désireuses de prendre les bonnes décisions et de les exécuter de manière optimale.

Trésorerie, besoins de financement et impact sur le business model : définir la situation de l’entreprise

  • La situation où la trésorerie actuelle est supérieure au besoin de financement anticipé (ou default alive) selon Paul Graham « est un cas de figure où le temps devient un allié : si rien ne change, l’entreprise ou l’activité concernée deviendra profitable avant que la trésorerie vienne à manquer » explique Nizar Dahmane. « Cette situation confortable facilitera la capacité à attirer des financeurs, fonds et banques. Dans le cas des jeunes entreprises innovantes et dans le cadre d’une levée de fonds, elle confère aux fondateurs du temps pour signer ce qu’ils veulent, avec qui ils veulent (voire de rester sur un modèle en autofinancement). Avec un bémol : certains investisseurs ne souhaitent investir que sur des modèles de croissance très forte pour construire rapidement un leader sur des marchés forcément mondiaux ». Quant aux choix stratégiques à opérer lorsqu’il y a default alive, cela dépend de la durée de l’espérance de vie : « si le runway est supérieur à 18 mois, il convient d’optimiser la trajectoire, d’accélérer la croissance ; mais s’il est inférieur à 12 mois, la vigilance doit être de mise pour conforter une croissance viable » (cf. tableau ci-dessous).
  • La situation où la trésorerie actuelle est inférieure au besoin de financement anticipé (ou default dead) nécessite de changer quelque chose pour ne pas mourir. Elle se divise en deux hypothèses. Soit la situation est subie (Paul Graham parle de fatal pinch) et le temps manque pour changer les choses. « Beaucoup de fondateurs d’entreprises innovantes sont actuellement dans cette situation ; la différence entre celles qui vont survivre et celles qui vont disparaitre tient à la rapidité du diagnostic, à la confiance construite avec les actionnaires et à la vélocité de l’équipe ». Un certain nombre d’acteurs du retail, ceux qui n’ont pas su s’adapter au modèle post crise sanitaire, ont connu ou connaissent cette situation subis. C’est le cas aussi de la proptech d'investissement locatif clé en main Masteos qui n’a pas pu s’adapter à la crise immobilière contrairement à Bivouac qui avait le même modèle d’affaires mais avec des fondamentaux de croissance saine. Là encore la situation doit être rapprochée de l’espérance de vie pour identifier le bon choix (cf. tableau ci-dessous) : « Si le runway est inférieur à 12 mois, c’est une situation de survie qui nécessite de se repositionner » précise Nizar Dahmane.

Soit, seconde hypothèse de default dead, la situation est choisie, voulue par les actionnaires : « Flink, Gorillas ou Uber, les exemples tirés de la tech sont nombreux. Ici la croissance rapide et la taille critique justifient un modèle économique presque optionnel, l’objectif des investisseurs étant une valorisation exponentielle sur le prochain tour ».

Une fois le diagnostic réalisé, quelle stratégie adopter ?

Tableau : du diagnostic au choix de la meilleure focalisation stratégique

Catégorie 1 : - Runway : inférieur à 12 mois. - Default Alive > Poursuivre la croissance viable et rester vigilant pour éviter un décrochage (CA réel < CA budget et coûts réels > coûts budgétés) (Focalisation opérationnelle). - Default Dead > Survie ; refocus sur le core business si viable (Focalisation opérationnelle). Catégorie 2 : - Runway : supérieur à 18 mois. - Default Alive > Poursuivre l'optimisation de la trajectoire. (Focalisation opérationnelle). - Default Dead > Attention aux fondamentaux : augmentation des marges si possible, arrête des investissements non essentiels, optimisation du BFR. Echange avec le board pour s'assurer de la bonne compréhension de l'impasse et des besoins de financements à venir vs le BP initial. (Focalisation opérationnelle) Catégorie 3 : - Runway : supérieur à 22 mois. - Default Alive > Poursuivre le développement et investir pour l'avenir (Focalisation opérationnelle). - Default Dead > Travaux sur le core business et la stratégie afin de viabiliser le business model, surtout s'il y a un écart entre le BP vendu aux actionnaires et la réalité opérationnelle (Focalisation opérationnelle)

Tous les entrepreneurs ont intérêt à travailler leur runway et à connaitre précisément où ils en sont de leurs engagements vis-à-vis de leurs investisseurs et/ou financeurs « afin de se donner les moyens de leur liberté, de leur pérennité, de leur croissance viable » conclut Nizar Dahmane.

Articles associés

Les solutions de La Banque Postale